Le mot grec μετάνοια (metanoia) est l’un des concepts les plus riches et mal compris de la Bible, souvent réduit à l’idée de « repentir » ou de « regret ». Pourtant, sa signification profonde dépasse largement ces traductions simplistes. Une étude approfondie révèle une dynamique de transformation radicale, à la fois intellectuelle, morale et existentielle, qui traverse l’Ancien Testament (via son équivalent hébreu), les enseignements de Jésus, et les écrits apostoliques.
1. Étymologie et sens profond de metanoia
a. Décomposition du terme
- Μετά (meta-) : Préfixe signifiant « au-delà », « après », ou « changement » (ex. : metamorphosis = métamorphose).
- Νοῦς (noûs) : Esprit, intelligence, pensée, façon de percevoir le monde (lié à la racine gnosis, connaissance). → Metanoia = « aller au-delà de l’esprit actuel », « changer de mentalité », « révolutionner sa vision du monde ».
b. Nuances sémantiques
- Pas seulement un regret : Le mot grec pour « regret » est μετάμελος (metamelomai), utilisé par exemple pour Judas (Matthieu 27:3), qui regrette son acte sans pour autant se convertir. Metanoia implique une transformation active, pas une simple émotion passagère.
- Une reconfiguration totale : Comme le note le théologien Rudolf Bultmann, metanoia désigne un « renversement de l’être », une nouvelle naissance (cf. Jean 3:3).
- Dimension eschatologique : Dans le Nouveau Testament, metanoia est liée à l’urgence du Royaume de Dieu (Marc 1:15) : il s’agit de revoir toute sa vie à la lumière de l’événement-Christ.
2. Metanoia dans l’Ancien Testament : l’équivalent hébreu
L’Ancien Testament utilise principalement deux termes hébreux qui préfigurent metanoia :
a. שׁוּב (shûb) : « revenir », « se tourner vers »
- Sens littéral : Faire demi-tour (ex. : 1 Rois 8:33-34).
- Sens théologique :
- Retour à Dieu après l’idolâtrie (ex. : Osée 14:2 : « Reviens, Israël, à l’Éternel, ton Dieu ! »).
- Changement de comportement (ex. : Ézéchiel 18:30 : « Revenez et détournez-vous de toutes vos transgressions ! »).
- Restauration de l’alliance (Deutéronome 30:2-3).
- Exemple clé : Jonas et Ninive (Jonas 3:10) Les Ninivites « se détournent (shûb) de leur mauvaise voie » après la prédication de Jonas. Leur metanoia collective les sauve du jugement.
b. נִחַם (nicham) : « se repentir » (pour Dieu) ou « être consolé »
- Appliqué à Dieu : Dieu « se repent » (Genèse 6:6, Exode 32:14) non pas au sens d’un regret humain, mais d’un changement d’attitude en réponse à la repentance humaine (ex. : il « revient » sur sa décision de punir après l’intercession de Moïse). → Cela montre que metanoia est relationnelle : elle implique une réponse divine à un changement humain.
- Lien avec metanoia : La LXX (Septante, traduction grecque de l’AT) utilise parfois metanoia pour traduire nicham, mais plus souvent pour shûb.
3. Metanoia chez Jésus : une révolution du cœur
Jésus reprend et radicalise la notion de metanoia, en la liant à l’avènement du Royaume de Dieu. Voici ses emplois clés :
a. L’appel inaugural (Marc 1:15)
« Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous (μετανοεῖτε) et croyez à la Bonne Nouvelle. »
- Contexte : Jésus ne demande pas une simple contrition, mais une réorientation totale de l’existence vers le Royaume.
- Lien avec Jean-Baptiste : Jean prêchait déjà metanoia (Matthieu 3:2), mais Jésus y ajoute la foi en l’Évangile (la Bonne Nouvelle de la grâce).
b. La parabole du fils prodigue (Luc 15:11-32)
- Verset 17 : « Revenu à lui-même (εἰς ἑαυτὸν δὲ ἐλθών), [le fils] dit : Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, je meurs de faim ! »
- Metanoia est ici implicite : le fils « revient à lui-même » (eis heauton elthôn), puis change de direction (v. 20 : « Il se leva et alla vers son père »).
- Double mouvement :
- Prise de conscience (changement de pensée).
- Action (retour physique et moral).
- Le père et la grâce : La metanoia du fils déclenche la réponse miséricordieuse du père (v. 20 : « Il courut se jeter à son cou »). → La metanoia humaine rencontre la metanoia divine (Dieu « change » d’attitude en réponse à notre retour).
c. Zachée (Luc 19:1-10) : metanoia en acte
- Verset 8 : « Voici, Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens […] et je rendrai quatre fois plus. »
- Zachée ne se contente pas de « regretter » : sa metanoia se traduit par une justice réparatrice.
- Jésus déclare : « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison. » → La metanoia est salutaire et sociale.
d. Le sermon sur la montagne (Matthieu 5-7)
- Matthieu 5:3 : « Heureux les pauvres en esprit (πτωχοὶ τῷ πνεύματι), car le royaume des cieux est à eux. »
- « Pauvres en esprit » = ceux qui renoncent à leur suffisance intellectuelle ou morale, ouverts à la metanoia.
- Matthieu 5:21-48 : Jésus réinterprète la Loi (ex. : « Vous avez entendu qu’il fut dit… mais moi, je vous dis… »). → Il exige une transformation du cœur (metanoia), pas seulement une obéissance externe.
4. Metanoia dans les écrits apostoliques
Les apôtres reprennent le thème, en insistant sur son caractère communautaire et eschatologique.
a. Pierre (Actes 2:38 ; 3:19)
- Actes 2:38 (Pentecôte) : « Repentez-vous (μετανοήσατε), et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour le pardon de vos péchés. »
- Metanoia est liée au baptême (symbole de mort et résurrection, cf. Romains 6:4).
- Elle est collective (« chacun de vous ») et orientée vers l’avenir (« pour le pardon »).
- Actes 3:19 : « Repentez-vous donc et convertissez-vous, pour que vos péchés soient effacés. »
- « Convertissez-vous » traduit ἐπιστρέψατε (epistrepsate), équivalent grec de shûb (retour). → Double mouvement : metanoia (changement de pensée) + epistrephô (retour concret).
b. Paul : metanoia comme renouvellement de l’esprit
- Romains 12:2 : « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés (μεταμορφοῦσθε) par le renouvellement de l’intelligence (νοῦς), afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu. »
- Metamorphoûsthe (métamorphose) et noûs (esprit) évoquent directement metanoia.
- Paul lie la transformation individuelle (« renouvellement de l’intelligence ») et communautaire (« afin que vous discerniez »).
- 2 Corinthiens 7:9-10 : « Votre tristesse selon Dieu produit une repentance (metanoia) à salut […] car la tristesse selon Dieu produit une repentance (metanoia) inaltérable. »
- Paul distingue :
- La « tristesse du monde » (regret stérile, comme Judas).
- La « tristesse selon Dieu » (qui mène à la metanoia et au salut).
- Paul distingue :
c. Jean : metanoia et lumière
- Apocalypse 2:5, 16, 21 ; 3:3, 19 : Jésus adresse aux Églises des appels urgents à la metanoia : « Repens-toi (μετάνοησον), sinon je viendrai à toi bientôt. » (Ap 2:16)
- Urgence eschatologique : La metanoia n’est pas optionnelle, mais vitale pour éviter le jugement.
- Dimension collective : Les Églises (Éphèse, Pergame, Sardes, etc.) doivent se convertir ensemble.
5. Synthèse : la metanoia comme dynamique biblique globale
| Aspect | Ancien Testament (shûb) | Jésus (metanoia) | Apôtres |
|---|---|---|---|
| Sens premier | Retour physique/moral à Dieu. | Révolution de la pensée et du cœur. | Renouvellement de l’esprit (noûs). |
| Contexte | Alliance et jugement (prophètes). | Avènement du Royaume. | Église et fin des temps. |
| Exemple clé | Ninive (Jonas 3). | Zachée (Luc 19), fils prodigue (Luc 15). | Pentecôte (Actes 2). |
| Dimension sociale | Justice et réparation (Ézéchiel 18). | Partage des biens (Zachée). | Unité de l’Église (1 Corinthiens). |
| Réponse divine | Dieu « revient » sur sa colère (nicham). | Le père court vers le fils (Luc 15). | L’Esprit transforme (Romains 12). |
6. Implications théologiques et pratiques
a. Metanoia vs. moralisme
- Pas une auto-flagellation : La metanoia n’est pas une culpabilisation, mais une libération (cf. Matthieu 11:28 : « Mon joug est facile »).
- Pas un effort humain seul : Elle est synergique : l’homme se tourne vers Dieu, mais c’est Dieu qui accomplit la transformation (Philippiens 2:13).
b. Une dynamique permanente
- Pas un événement ponctuel : La metanoia n’est pas limitée à la « conversion initiale » (comme dans certaines traditions protestantes), mais un processus continu (cf. « convertissez-vous chaque jour », selon la spiritualité orthodoxe).
- Exemple : la prière du Notre Père (Matthieu 6:12) : « Remets-nous nos dettes, comme nous les remettons à nos débiteurs. » → La demande de pardon est conditionnelle : elle implique une metanoia quotidienne dans nos relations.
c. Applications concrètes aujourd’hui
- Écologie : La metanoia implique un changement de rapport à la création (cf. Laudato Si’ du pape François).
- Dialogue interreligieux : Reconnaître que nos certitudes peuvent être limitées (comme Pierre en Actes 10 avec Corneille).
- Polarisation sociale : La metanoia invite à sortir des bulles idéologiques (cf. la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, Jean 4).
7. Conclusion : metanoia comme art de renaître
La metanoia biblique est bien plus qu’un « repentir » : c’est une métamorphose de l’être, un « passage » (meta-) au-delà (noia) de nos schémas mentaux égoïstes. Elle unit :
- L’Ancien Testament : shûb comme retour à l’alliance.
- Jésus : metanoia comme entrée dans le Royaume.
- Les apôtres : metanoia comme renouvellement par l’Esprit.
En un sens, toute la Bible est une histoire de metanoia :
- Adam et Ève : Refus de metanoia (Genèse 3) → expulsion.
- Noé, Abraham, Moïse : Metanoia comme obéissance et confiance.
- Les prophètes : Appels répétés à shûb.
- Jésus : Incarnation de la metanoia divine (Philippiens 2:6-8 : il « vide » sa divinité pour se faire homme).
- L’Église : Corps appelé à une metanoia permanente (Apocalypse 2-3).
Question pour méditer
« Si la metanoia est un ‘retour à soi’ comme le fils prodigue, quelle partie de moi ai-je ‘perdue’ et que je dois retrouver pour opérer ce changement ? »
Ressources pour approfondir :
- Ouvrages :
- « La Metanoia dans le Nouveau Testament » (Joseph Plevnik).
- « Le Retour et la Conversion dans la Bible » (Paul Beauchamp).
- Textes patristiques :
- « Les Homélies sur la pénitence » de Jean Chrysostome.
- « La Conversion » d’Augustin (dans *Les Confessions
